Les Tapis 

L'aine et la soie (Noué à la main)

« Les trous noirs de l’espace » (1e tapis)

Dans les trous noirs de l’espace aucune parcelle de lumière ne peut s’évader. Du trou noir que propose Ameneh Moayedi des milliards de poussières de lumière noire semblent s’être échappées pour s’éparpiller dans le cosmos comme si elles s’étaient faufilées par ces carrés fenêtres d’un trou noir se préparant au suicide et ainsi retrouver la lumière cosmique, l’éclatante lumière qui ne cesse de circuler entre les galaxies d’étoiles et nos regards humains.

Yves Simon 
juillet 2017 / Paris



« souffle-esprit » (2e tapis)

Jean-Jacques Glassner s’arrête sur le signe sumérien aux trois valeurs, lil, kid et é articulant respectivement les significations du « souffle » et de « l’esprit », de la « natte de roseau », enfin de la « maison » et du « temple ». Il rappelle la proximité du tressage, ou plutôt de la vannerie kid et du tissage. Il rappelle qu’Enlil, le dieu souverain de Sumer et seigneur du lil, du « souffle-esprit » est le fruit totalisant et en un sens tissé de l’accouplement cosmique du Ciel masculin et de la Terre féminine. Il poursuit par un poème dans lequel le roi d’Our Shousin compare sa mère au fil de chaîne et son épouse à l’ensouple de trame se plaçant ainsi que lil au croisement puissant, génétique du même et du différent, de l’union et de la séparation, en tous cas du métier à tisser (Jean-Jacques Glassner, « L’invention de l’écriture, un trait de génie », Le Monde, hors-série L’histoire de l’homme, 2017, pp. 84-87).

 Jesper Svenbro souligne la façon dont deux poèmes antiques consacrés à la « nature des choses », De rerum natura de l’atomiste Lucrèce, plus tard Ciris écrit, dit Svenbro par un de ses « épigones » mystérieux – peut-être Ovide ? – utilisent la métaphore insistante les termes textus, textum, textura à la fois pour « expliquer la nature » et pour qualifier le poème. Ciris l’« oiseau-navette ou -tisserand » est ramené à l’image d’un grand péplos – la tunique drapée athénienne (Jesper Svenbro, « Figures textiles de la parole dans l’antiquité gréco-romaine » Odile Blanc (éd.) Textes et textiles du Moyen Âge à nos jours, op. cit., p. 19). Phérécyde de Syros décrit, à la manière du Enlil sumérien, un cadeau de mariage de Zeus à Héra comme « un voile [ou robe Φάρος pháros] grand et beau, [sur lequel il a brodé] la terre et ogénos (c’est-à-dire l’océan) » (Henri Weil, « Un nouveau fragment de Phérécyde de Syros », Revue des Études Grecques, op. cit., p. 1). Et on se rappellera que chez les anciens égyptiens comme chez nombre de civilisations néolithiques, la capacité de morphogenèse du tissage ou du tressage produit non seulement un des supports de l’écriture mais tout un ensemble d’objets usuels et jusqu’à des bateaux ou des structures architecturales. 

 Chez les Navajos la femme-araignée tisseuse Na ashje’ii’Asdzáá est la divinité originelle principale. Dans ce peuple, on conte des histoires ou on réalise des chants rituels en les accompagnant des motifs des jeux de fils — ou des dessins géométriques de sable. La dimension cosmologique dans son sens grec tout à la fois d’ordonnancement logique, d’harmonie, de bonheur et de beauté, en navajo « hózhó », est centrale dans l’activité « spirituelle » de tissage et dans les chants-prières qui l’accompagnent. « Avec moi il y a de la beauté [shil hózhó] », « en moi il y a de la beauté [shii’ hózhó] », « de moi la beauté rayonne [shits’ àà dóó  hózhó] » (Refrain du chant rituel des tisseuses Navajo. Roseann S. Willink et Paul G. Zolbrod, Weaving a World: Textiles and the Navajo Way of Seeing, Museum of New Mexico Press, Santa Fe, 1996, p. 8, cité par Donna Haraway, Vivien García (trad.), Vivre avec le trouble, Éditions des mondes à faire, Vaulx-en-Velin, 2020, p. 172).

 Jane Bégin voit comme Henry de Lumley dans les pétrographies et peut-être les épigraphies néolithiques dites réticulées de la vallée des Merveilles et de celle de Fontanalba de possibles topographies, des plans d’habitation et d’irrigation du monde. Ces graphies-filets, ces figures-réseaux tiennent bien sûr de la maille, de la vannerie, du tissé. Elles lient et capturent plusieurs réalités et plusieurs hypothèses entre nature et culture. Dans ces marques résolues de grandes roches aplanies et polies par les glaciers, s’inscrit l’affirmation de l’écriture humaine du paysage naturel. Sur ces roches d’un site frappant et austère de haute montagne, on a gravé avec obstination et avec le piquetage des gouttes de la pluie naturelle des tracés de bassins artificiels recueillant l’eau de pluie ou de ruissellement plus ou moins canalisée, plus ou moins suscitée par l’éclair de l’orage. Des canaux d’irrigation et des plans de pâturages, d’enclos et de champs cultivés. Mais aussi des associations sémiotiques qui construisent et écrivent des messages complexes liés aux rites de l’eau qui vient féconder les terres agricoles. Visiblement inspirée par les thèses heureusement féministes de Marija Birutė Gimbutienė Gimbutas (Marija Gimbutas, La langue de la déesse, Édition des femmes, Paris, 2006), Jane Begin rapporte plus précisément ces formes qu’elle dit parmi les plus anciennes du site – peut être provenant du Chasséen, vers 4500 avant notre ère –, et notamment lorsqu’elles sont frangées, à de possibles tissages ou à des métiers à tisser. C’est-à-dire à des productions qu’elle dit à l’époque de la réalisation des graphies réservées aux femmes, et qui pourraient correspondre à une ancienne divinité néolithique féminine de la fécondité. Ces signes, souvent placés verticalement, dans une situation visuellement affirmée à côté des étendues d’eau, mêleraient et tisseraient, dans un signe plein, l’oiseau aérien intellectuel et le serpent corporel chthonien, le ciel et la terre, le couple copule du féminin et du masculin, l’eau et l’éclair – et nous rajouterons, l’image et le texte, l’articulation humaine de la pensée, de la construction, de la signification et les représentations de l’environnement naturel, support de la gravure avec ses accidents y compris. « Dans une civilisation agraire, le temps n’est pas une entité linéaire mais cyclique. La femme, sans doute à cause de son cycle menstruel, et de sa capacité à créer la vie de façon régulière, incarne ce temps cyclique. Elle  s’impose donc en figue cosmogonique, créatrice du monde et patronne de régénération. Les tâches dont elle s’acquitte depuis longtemps déjà (cueillette au paléolithique) ou plus récemment (l’agriculture, et le tissage depuis le néolithique) renforcent cette image sacrée qu’on lui accorde. […] La déesse néolithique était la déesse du tissage en ce sens qu’elle tisse la vie des humains. » (Jane Bégin, Bégo. Quand les humains signifiaient le divin, Édilivre, Paris, 2017, pp. 67-74)

Et la divinité du tissu-ciel étoilé perdure longtemps après les premiers temps de l’écriture manifeste du monde qu’a été le néolithique comme en témoigne ce passage du poème Pan de Stéphane Mallarmé : « […] L’homme a dit : ‹ Dieu a jeté sur nos tête la nuit, / Ce grand manteau royal fleurdelisé d’étoiles !/ […] › » (Stéphane Mallarmé, « Pan », Bertrand Marchal (éd.), Poésies, Gallimard, Paris, 1992 (juillet 1859), p. 124).

 On peut du reste penser ici du côté des relations numériques de la lettre et du chiffre, à l’importance conjointe du développement des techniques du tissage, de l’ordonnancement écrit de la cosmologie et de l’arithmétique dans l’antiquité grecque. Le tissage comme épistémè mathématique, philosophique, esthétique constitue en tous cas l’hypothèse centrale de la recherche menée par l’artiste et chercheuse Ellen Harzilius-Klück (Ellen Harzilius-Klück, Weberei als episteme und die Genese der deduktiven Mathematik: in vier Umschweifen entwickelt aus Platons Dialog Politikos, Berlin: edition ebersbach 2004. http://www.harlizius-klueck.de/themen/mathe.html). Cette dernière a notamment tressé de possibles liens entre le tissage, l’arithmétique et la logique philosophique et mathématique grecque qui s’inaugurent sur un ensemble d’opposition binaires, entre nombres pairs et impairs, genre masculin, féminin et leurs occupations dédiées. Par exemple l’arithmétique du tissage et la logique de l’écriture ou celle du politique, le rapport définissant l’armure fondamentale de la toile. Une armure géométrique qui peut être rapportée au jeux de plateau utilisant des jetons blancs ou noirs, des cailloux clairs et sombres. Blanc pour le fil de chaîne, noir pour le fil de chaîne. Blanc pour la nappe haute, noir pour la nappe baissant au moins un fil de chaîne sur deux au passage de la navette faisant traverser le fil de trame dans l’armure toile basique. Selon Leonid Zhmud après Oskar Becker, ces jetons ou psephoi étaient aussi utilisés par les pythagoriciens pour visualiser sur la géométrie orthonormée de la table de jeu des chiffres, des figures, des rapports, des théorèmes, des règles, des lois (Leonid Zhmud, Pythagoras and the Early Pythagoreans, Kevin Windle, Rosh Ireland (trad. du russe), Oxford University Press, Oxford, 2012, p. 272. Oskar Becker, « Eudoxus-Studien: I: Eine voreudoxische Proportionenlehre und ihre Spuren bei Aristoteles und Euklid », Quellen und Studien zur Geschichte der Mathematik, Astronomie und Phyik B. II, 1933, pp. 311-330). Et Ellen Harzilius-Klück de rajouter qu’on pouvait tout aussi bien retrouver ces motifs sur les compositions et les patterns programmées des drapés antiques. Les psephoi étaient aussi des jetons de vote ou de divination frappés d’alphabets. Le monocorde, inventé selon la légende par Pythagore pour construire une théorie des harmonies mathématiques tressant des rapports entre poids, longueurs et sons, reprend la structure des métiers antiques dont les fils de chaîne étaient tendus par des poids.

 Et bien sûr ce dyadique ou ce binaire est le mode de calcul économique de la nouvelle ère contemporaine de l’informatique qui était déjà celle de Godefroy-Guillaume Leibnitz et, à l’aube de la naissance de l’écriture au sens strict, celle des soixante quatre figures du Yi Jing / Zhou Yi / Chou I « Livre des transformations » ou « changements de [l’époque des] Zhou ». Ce qui peut être considéré comme l’un des plus anciens textes chinois propose, par la subdivision et l’articulation dynamique des deux modes opposés et complémentaires du monde, le Yin lunaire, féminin, réceptif, ombré, etc. et le Yang solaire, masculin, actif, clair, etc. un ensemble cyclique de figures d’institution et de divination de ce qui peut être. Ces glyphes orthogonaux reprennent la structure minimale du tissage : deux types de lignes, segments ou trames horizontales, pleines ou coupées en deux parties égales, s’étagent verticalement avec régularité pour constituer des surfaces carrées. D’abord huit trigrammes ou figures constituées de trois trames, puis la série de soixante-quatre hexagrammes, ou arrangements des deux modes de six trames arrangés viennent composer la figure pleine de l’ordre des choses, un octogone entourant le cercle du taijitu – ou association serpentine du Ying et du Yang –, un carré inscrit dans un cercle. Ces écritures tissées des apparences du monde ont été inventées, selon le mythe, à l’époque néolithique, alors que l’homme s’affirmait vis-à-vis de la nature, par les dits Fuxi et / ou Yu le Grand, inventeurs de multiples règles d’inscription et d’institution plus ou moins techniques de la culture : le mariage, les règles morales, les éléments du métal, du bois, de l’eau et du feu, l’irrigation… Ces figures auraient été inspirées par les dynamiques de percolation des fleuves ou la plénitude symbolique de certains êtres naturels plus ou moins monstrueux, plus ou moins démonstratifs : un cheval-dragon, la tortue avec son dos de voûte étoilée, les quatre points cardinaux de ses pattes néanmoins orientés par sa tête, son plastron de sol carré, les dessins géométriques peut-être signifiants de sa carapace.

 On a déjà parlé de la dimension cosmo-logique du travail navajo du tissage. Il est peut-être frappant – et révoltant – de noter que des firmes états-uniennes – Fairchild Semiconductor pour ne pas la nommer, la compagnie électronique la plus influente dans les années de formation de la Silicon Valley – aient exploité dans les années 1960 et 1970, dans leur réserve et avec l’aide du Bureau des affaires indiennes, les femmes des tribus navajos colonisées, ostracisées et vulnérables parce que leur travail de circuits imprimés « reproduisait » leur culture visuelle traditionnelle notamment liée aux symétries géométriques du tissage (Lisa Nakamura, « Indigenous Circuits: Navajo Women and the Racialization of Early Electronic Manufacture », American Quarterly, Volume 66, Number 4, December 2014, pp. 919-941).

 On peut aussi revenir à la métaphore arachnide de la pensée grecque associant tissage et grande culture pour envisager une figure moins autoritaire et binaire du texte tissé. Lorsqu’il décrit les armées de terre « de dix-sept cent mille hommes » réunies par Xerxès et les Perses pendant la seconde guerre médique contre Athènes et la Grèce, terreau mythique de l’Occident blanc, testostéroné et conquérant, Hérodote, décrit toute une géographie de peuples asservis, mercenaires ou alliés, mais aussi, à l’opposé du grand tissage grec, toute une galaxie de protections barbares non tissées. Des peaux nues recouvertes de plâtre, de peaux de grue, de cheval, de chèvre, de lion, de léopard, des bonnets de feutre foulés, des cuirasses en écaille de poisson (Hérodote, Histoire, LX –LXXXI). On pourrait repenser à l’araignée véritable pour rappeler combien les multiples soies qu’elles peut générer à la fois procèdent à des constructions moins héroïques et régulières mais peut-être tout aussi complexes et finement articulées. Des structures tenant plus des « embrouilles » emmêlées, des cocons, des entrelacs, des enchevêtrements, des tresses, des filets, des mailles et des réseaux chers aux relations « multispécifiques » et à la « sympoïèse » réclamées pour une écriture plus juste par Donna Haraway. Et l’on pourrait peut-être rappeler ici les écritures de nœud des quipus andins ou les Too Maata des Îles Marquises.

 Reprenons pour finir cette pensée de Donna Haraway qui exige pour sortir des ravages du Capitalocène peut-être déjà néolithique, un rapport plus fusionnel, réticulaire, subtil et complexe avec le monde et ses habitants de toutes sortes pas forcément si assignables « L’alignement, dans un monde en formation tentaculaire, est une affaire sérieusement emmêlée ! » (Donna Haraway, Vivre avec le trouble, op. cit., p. 78)


Thierry Chancogne (Enseignant et théoricien du graphisme)

Août 2020 /Nevers



...

Perdus entre ciel et terre, de quel côté de la galaxie sommes-nous ?
Tout autour, l’histoire et les événements nous prennent entre leurs bras impitoyables comme de minuscules germes errants ! On dirait qu’on a souffert mille fois la douleur de l’accouchement ! Et cela se répète et se répète indéfiniment ! Du ciel à la terre et sur le tapis ! Oh ! J’ai mal à la main droite et la partie gauche de mon corps est lourde depuis des années...
L’image, peut-elle montrer la douleur de mes pensées blanches et noires entres les milliards de par- ticules sauvages ?! Mais, mes pensées ne correspondent pas aux nœuds ni aux motifs traditionnels de la jupe de ma grand-mère !
Je suis à bout de souffle. C’est le moment où Khayâm fait l’amour avec du vin !
C’est le moment du clin d’œil des étoiles à mes tapis amoureux de philosophique ! Peut-être le ciel deviendra-t-il rouge et le sol violet jaunâtre quand je mourrai, et peut-être même serai enterrée vivante. Le tapis, n’est-il pas l’endroit sur lequel les femmes et les hommes perses font l’amour ? Mais pourquoi y a-t-il autant des nœuds? Je les déteste quand ils servent à donner la mort et de- viennent des cordes de gibet.
N’est-il pas beau, le tapis que mon père m’a offert avec pour dessin une tête de cheval ! Puis il m’a donné deux conseils : sois pieuse et ne mens pas ! Sois honnête et souris! Mais il est parti avant que j’ai le temps de lui répondre !
Je souhaite faire l’amour sur tous les tapis du monde jusqu’à ce que tous les nœuds antiques s’en- trouvrent.
As-tu déjà pensé à la quantité de cocons pour une mètre de tapis?
Du tapis jusqu’au ciel, à la galaxie ou du tapis jusque où encore?
Lorsque Morton Feldman composait sa musique, le tapis de mon grand-père était sous les pieds de quelles femmes ?!
Pourquoi les femmes qui tissent le tapis n’ont jamais écouté cette musique?
Pourquoi ces femmes n’ont jamais été invitées aux expositions de tapis ?
Quand et où pouvons-nous libérer les tapis de ce totem répétitif ?
Je pense aux cocons et à vos mains et à vos yeux !
La galaxie n’est pas loin de nous, sais-tu?
Ne crois pas aux étoiles! Elles clignotent pour te tromper!
Le diable est plus gentil et même plus attirant que les anges. Il n’était pas soumis, moi non plus! Cela

est plus beau que les mensonges des marchands de tapis!
Il faut que je consulte la météo de demain pour m’assurer que je ne mourrai pas avant d’avoir fini mes tapis. Vous les verrez peut-être avant moi! Les anges, les diables et nous : aucun d’entre nous ne va bien. Ces tapis peut-être nous consolent-ils un peu ! De la terre jusqu’au ciel, mais jusqu’où ce ciel qui nous console, s’étend-il ? Cet ensemble de douze tapis en soie a échappé à toutes les traditions, à tous les dessins répétitifs, à toutes les paroles inutiles qui blessent le cœur !
Ces tapis brisent les normes, comme toi, comme moi, comme la jupe d’un homme qui met du rouge à lèvres !
Il ne devrait pas y avoir la laideur et cela est beau ! Longueur, largeur, hauteur, profondeur, tout échappe au monde. Les dessins qui veulent échapper à cette galaxie encore et encore ! Il faut se perdre parfois dans un monde où l’homme ne se résume pas à son corps car nous ne connaissons pas bien les âmes !
Les tapis fuient les êtres humains et apparaissent dans un autre monde où existent, entre le ciel et la terre, amour et élégance.


Ameneh Moayedi 
Mars 2016 / Paris